En juin 2020, je supprimais mon compte Facebook. 3 mois après, je supprimais mon compte Twitter. Je n’y reviendrai plus jamais. J’ai toujours une page Facebook gérée par deux amies et un compte Instagram pour tenir au courant de mes activités pro. Je réfléchis à supprimer l’une et l’autre dans les prochaines semaines. Pourquoi ? Car en m’éloignant de ces lieux, j’ai mieux pris la mesure de leur toxicité. Retour sur un choix et une prise de conscience.
L’addiction
« Non mais moi je poste rien de toutes façons », « Non mais perso j’y passe très peu de temps », « Non mais moi c’est surtout pour garder contact » , « Non mais moi c’est politique » etc, etc.
Par ces personnes qui sont par ailleurs les premières personnes à voir toutes tes stories, ce qui est généralement un indicateur certain du temps passé en ligne. Par ces personnes « super détachées » mais dont tu perçois qu’elles sont absolument au courant de tous tes moindres faits et gestes. Par ces personnes qui sont dans le déni le plus total de leur propre addiction.
Ces personnes, c’est nous tous.
Ces personnes, j’en étais.
Et j’en serais encore si je n’avais pas pris la décision de ne plus rien consulter des réseaux que j’ai désertés – décision à laquelle je n’ai heureusement jamais dérogé. Il me fallait tuer cette dépendance de la manière la plus radicale qui soit. Pas de faux compte pour continuer à observer, pas de personnes mandatées pour me faire des rapports sur ce qu’il se dit ici ou là, pas de stalking caché. Je suis partie de manière complète. Parce qu’on ne quitte jamais une dépendance en l’entretenant par ailleurs. Parce que la rupture complète est la seule souhaitable quand on est accro.
Accro aux réseaux même quand de temps à autre je jouais à m’en écarter. Poursuivie par la course à la validation. Prise dans mes pulsions de contrôle d’autrui. Obsédée non plus par ce que je pouvais dire mais par comment ce que je pouvais dire allait être perçu. Enlisée dans des dépendances affectives diverses, en ce compris avec des personnes que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam. Addict à cette pulsion émotionnelle entretenue en ligne. Addict à la mise en scène autour de cette pulsion que les plateformes rendent possible. Addict à la mise en récit et à la politisation de mes propres affects insécurisés, fragilisés et en soif permanence de reconnaissance.
L’addiction aux plateformes est rarement isolée : J’ai pris conscience avec le temps et en échangeant de plus en plus sur cette question, qu’elle allait pour beaucoup de pair avec de l’alcoolisme, de la consommation de stupéfiants, de la dépendance relationnelle, et plus généralement avec une rumination qui est la petite musique de notre temps. Une rumination façonnée par un narcissisme désormais généralisé, par une fragilisation de plus en plus grande du lien social, par un format en ligne qui nous permet de rejouer ad nauseam nos propres obsessions, dans un mélange de plus en plus évident entre enjeux politiques et enjeux de santé mentale.
Comme si les plateformes nous avaient en réalité donné l’opportunité de livrer sans aucune gêne et aux yeux de tou.te.s une parole de scénarisation permanente de notre frustration et notre mal-être. Dans une dynamique d’inversion des réalités propres aux mécanismes pervers : En ligne, victimes et bourreaux se confondent, causes et conséquences s’embrassent. Et de pouvoir ainsi draper notre narcissisme de posture altruiste, feindre être tout ce qu’on n’est pas, et en y croyant en plus. Car c’est bien la force de ces outils : nous nous berçons de l’illusion éphémère que nous prodiguent les likes, les partages, le sentiment de pouvoir… jusqu’à la prochaine crise de manque. Qui arrive quelques heures généralement après le dernier post – que celui-ci ait été un selfie ou un coup de gueule politique ne changeant rien au problème et à la dynamique.
Le monde hors des réseaux
Ce qui a été le plus déterminant pour moi a été de prendre conscience qu’il n’y avait absolument aucun lien entre ce qui se passait sur ces plateformes et la réalité. Et je l’ai évidemment vu de manière particulière sur les questions sur lesquelles je travaille.
Depuis 10 ans, les réseaux étaient aussi mon champ d’observation et d’étude. Je regardais, j’analysais, j’essayais de structurer cela en un modèle explicatif. Comme s’il s’agissait de la réalité, des gens, de politique. Comme si ces lieux façonnaient le réel, ou en étaient au minimum un miroir – certes grossissant, mais relativement conforme. J’étais convaincue par exemple que pour étudier le conspirationnisme, je devais continuer à faire cette veille assidue, à décortiquer, à comprendre qui était qui et qui disait quoi sur qui. C’était une erreur grossière - dont il faut me concéder qu’elle est hélas plutôt partagée.
Les réseaux sont une mise en abîme permanente et ce n’est en ce sens pas pour rien que le complotisme y prospère : ces espaces entretiennent la mégalomanie, la paranoïa, la confusion idéologique, les projections, les transactions cachées (oui, l’analyse transactionnelle offre quelques outils de lecture assez pertinents). Ils exacerbent les pulsions de contrôle, de concurrence. Ils nous entrainent en permanence vers le registre (sur)interprétatif. C’est le propre du format.
On ne traite pas du réel en ligne, on le met en scène. Et on crée ainsi des problèmes politiques inexorables, qui sont résolus dès le moment où l’on quitte ces lieux. Très simplement.
Cette simplicité n’est pas celle de Pierre Rabhi ou autres prophètes actuels de la confusion, généralement les premiers au demeurant à être accros à cette grande arène qui les a portés aux nues. Elle est celle qu’exige notre époque bercée par le flux continu de nos propres prises de position. Elle est celle du pas de côté que nous avons à faire collectivement pour faire face aux défis colossaux auxquels doivent faire face nos sociétés démocratiques.
Parce qu’on combat toujours mieux sur un plan collectif ce qu’on a d’abord combattu en soi.
La mise en abîme réside aussi là.
Marie Peltier.