Ce 29 juillet 2023, nous commémorions le 10ème anniversaire de la disparition de Paolo Dall'Oglio, enlevé par daech à Raqqa (Syrie).
Je ne suis jamais allée en Syrie. Je ne parle pas un mot d’arabe. Et pourtant la Syrie a changé ma vie. La Syrie ou devrais-je dire les Syriens. Ils ne m’ont pas fait seulement comprendre quels étaient les enjeux essentiels de notre temps, mais aussi et surtout quelle nouvelle direction donner à mon travail. Et avec lui à ma vie. Une amie journaliste m’a dit un jour que quand une enquête l’avait marquée, elle avait ensuite tendance à lire le monde qui l’entoure sous le prisme que cette enquête lui a fait découvrir. Comme si cela devenait en quelque sorte le dossier global.
Il y a 10 ans, la Syrie est devenue à mes yeux le dossier global.
Certes, en disant cela, je pense dans le même temps à tant de conflits à travers le monde, tant d’épouvantes et de drames humains qui, si je m’étais plongée dedans, auraient revêtu la même fonction : devenir une clé de lecture pour le monde qui m’entoure. Je sais par ailleurs le danger et le leurre que peut comporter le fait de tout interpréter à l’aune d’une situation traumatique. Je sais aussi que la rendre paradigmatique n’est rien d’autre qu’une tentative de s’extirper du trauma, alors même que cela paradoxalement l’entretient. J’ai vu autour de moi tant de personnes faire cette lecture globalisante à partir de ce qu’elles avaient vu en Palestine, ou encore de ce qu’elles avaient vécu en Amérique du Sud ou ailleurs. J’ai observé et analysé à quels dévoiements cela avait conduit certains. Dévoiements qui expliquent notamment leur aveuglement sur le dossier syrien. Et pourtant.
Et pourtant la Syrie, en 2011 est devenue mon monde, mon horizon.
Il y eu un moment dans ma vie, autour de 2011 et 2012, où plusieurs choses ont semblé converger vers ce pays où non seulement je n’avais jamais mis les pieds mais, plus loin encore, auquel je ne m’étais jamais intéressée. Je m’étais déjà rendue en Israël et Palestine, et avais écrit à ce sujet. Sur la manière dont ce conflit s’invitait de manière régulière et particulièrement vivace, dans nos discussions et nos imaginaires. Je voulais comprendre pourquoi il semblait y avoir un affect collectif autour de ce conflit, qui n’était pourtant pas le plus meurtrier de la région. Je pressentais qu’il cristallisait une sorte de psyché collective et réveillait bien des souffrances. Chez moi aussi, il réveillait « quelque chose » : la soif de justice, le désir de ne jamais déshumaniser personne, le rêve d’une terre qui aurait dû incarner l’unité, et non la division.
Le conflit israélo-palestinien m’intéressait et m’interpellait tellement que dans mon esprit, il résumait à lui seul le Moyen-Orient. La Syrie s’est donc invitée dans ma vie comme un hôte imprévu, décidé à me faire voir une réalité qu’en quelque sorte, j’avais déjà depuis longtemps refoulée.
Evidemment, j’ai vite pressenti le danger en miroir que cette nouvelle découverte comportait : Faire de la Syrie le début et le commencement de tout. Un peu de la même manière que celles et ceux que je fustigeais pour leur absence de solidarité envers les Syriens : les vieux anti-impérialistes qui voyaient la main des Etats-Unis partout, au risque d’invisibiliser les luttes qui ne devaient rien à l’Occident ; les Catholiques tellement obsédés par la sauvegarde de leur « civilisation » qu’un dictateur cravaté suffisait à charmer ; les géopoliticiens perdus dans leur posture et donc prêts à réifier n’importe qui sur l’autel de leurs conversations de salon. Si je transformais la Syrie en grille de lecture du monde, n’allais-je pas devenir comme tous ces derniers, confinée dans mes angles morts et aveuglée par des postulats désormais figés ?
C’était un risque, oui. Et mieux valait-il d’emblée le formuler. En réalité, le conflit syrien ne peut être explicatif et représentatif d’une réalité entière ni de la réalité de tous. Mais il reste deux choses : Comme toute lutte et bouleversement, il comprend en lui les germes d’une réalité universelle, qu’il convient de savoir extirper. Et par ailleurs, il s’agit d’un conflit qui s’inscrit dans une temporalité internationale, qui le rend particulièrement symptomatique des errances et dévoiements de notre temps.
Mais peut-on faire des Syriens des symptômes d’une époque ? Peut-on réduire leur lutte à ce qu’elle dit de nous ? Là résidait et réside encore l’impasse que je veux éviter : Les Syriens ne peuvent être transformés en objets pour nos analyses et prises de position. En réalité, ce n’est pas nous qui sommes en posture de pouvoir donner la clé de qui est en jeu à travers ce conflit. Je vois au contraire les révolutionnaires syriens comme nos éclaireurs, ce qui inverse le sens de la transmission. J’ai le sentiment qu’ils m’ont, eux, donné la clé pour comprendre l’époque dans laquelle je vis et pour en saisir les enjeux. C’est ce que voudrais écrire et décrire à travers ces pages, non comme un hommage mais comme une manière de relayer à mon tour le flambeau.
Nous sommes dans un début de 21ème siècle hanté par sa mémoire douloureuse – celle de l’oppression – mais qui a bien du mal à se souvenir de sa mémoire lumineuse. C’est à cette mémoire lumineuse que le soulèvement syrien s’est arrimé, alors même qu’il a fait face à la plus cruelle des tyrannies.
Pour moi, la rencontre entre cette mémoire douloureuse et cette mémoire lumineuse s’est elle-même faite à travers une rencontre, de chair et de sang. Une rencontre faite en amont de la guerre en Syrie, mais qui a pris un virage avec elle, faisant dans le même mouvement prendre un virage à ma vie. Cette rencontre est celle d’un homme qui m’a fait confiance. Une rencontre qui n’avait rien de sentimental, mais qui relevait du fondamental : de celles qui nous rappellent qui on est et surtout vers où on va. Une rencontre que j’ai su saisir aussi, car rien n’est jamais unilatéral quand un tel virage advient.