Par-delà l'emprise

Soumis par Marie Peltier le lun 17/01/2022 - 20:31
Par-delà l'emprise

CE TEXTE A PRESQUE 2 ANS - Je l'ai retrouvé aujourd'hui par hasard. Il n'est plus du tout d'actualité (vu la frénésie d'écriture dans laquelle je suis aujourd'hui). Il fait référence à une expérience dont j'ai parlé il y a quelques mois ici 

Je le poste car je suis heureuse, et soulagée, de voir le chemin parcouru. Vers la liberté. Par-delà l'emprise.

 

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L’incapacité d’écrire 
Comment mes mots ont perdu leur liberté

Depuis deux ans, l’exercice de l’écriture, qui était omniprésent dans ma vie les six années qui ont précédé, est devenu non pas seulement pénible mais plus encore, inaccessible. Je ne parle pas des tweets et autres post divers sur le net. L’écriture, ce n’est pas cela. Je parle des textes, articles, billets de blog, des bouquins aussi bien sûr. Cet exercice que je ne sais envisager que sous sa forme la plus méticuleuse, précise. Où chaque mot doit être à sa place, où rien ne doit vouloir dire autre chose que ce qu’on a voulu dire. Cet exercice laborieux, douloureux souvent, qui était devenu quotidien pour moi à partir de 2012, quand j’ai commencé à vouloir parler de la Syrie autrement que par « coups de sang » sur les réseaux sociaux. Cet exercice qui m’a conduite à parler de questions si épineuses et sur lesquelles je n’avais au départ que peu d’expertise, comme l’islamisme radical, l’antisémitisme, l’islamophobie et le racisme, puis le complotisme et la propagande, deux thématiques qui au fil du temps sont devenues mes « spécialités ».


Je me suis longtemps interrogée sur le pourquoi de ce « blocage ». L’écriture m’avait pourtant ouvert tant de perspectives : des rencontres, des opportunités, mais aussi et surtout une voie de travail nouvelle et particulièrement stimulante. Je suis attachée à l’exigence. Ecrire me permettait de mettre cette exigence à l’épreuve. Je me souviens de certaines publications, d’une page ou deux, sur lesquelles je passais des jours entiers. J’écrivais un premier jet brut, puis je corrigeais, ciselais, déplaçais, m’assurant 1000 fois qu’aucun mot ne passe à côté d’un propos que je voulais le plus juste possible. Juste, c’est-à-dire incarné. Car les mots m’ont toujours semblé vains s’ils ne parlent pas de la vie, non pour la rendre conforme à ce qu’on voudrait qu’elle soit, mais pour la traduire de la manière la plus authentique possible. Sans concession, sans faux-semblant, sans posture, sans jamais prétendre parler depuis quelque part où l’on n’est pas.


Cette quête de la justesse, de la parole brute, celle qui frappe non pour blesser mais pour remettre les choses à leur place, c’est un peu l’histoire de ma vie. On ne peut pas je pense comprendre mon travail et mon prétendu « engagement » (j’ai toujours exécré ce mot, comme celui de « combat », que j’ai toujours perçus comme des projections d’autrui, ne disant rien de ce que je suis), sans prendre la mesure de ce scrupule entêtant qui est peut-être ce qui me définit le mieux. Je suis quelqu’un d’exagérément scrupuleuse : je veux faire bien, je veux travailler bien, je veux traiter les autres bien, je surveille en permanence mes intentions, je questionne sans discontinuer les moyens que j’utilise pour m’exprimer. J’ai peur. Peur de mal faire. Peur de me reposer sur ce que j’ai engrangé. Peur, plus que tout, de me figer. Peur que mes mots ne deviennent armure, protection, prison. Qu’ils n’existent plus pour leur seule raison d’être : une tentative de traduction de ce qui est, de la manière la plus acérée qui soit. J’ai peur du dévoiement. J’ai peur que mes mots ne deviennent séduction. J’ai peur, exagérément peur, qu’ils ne deviennent des armes pour régler des comptes, marquer des points, « gagner », menacer. Mon scrupule est un scrupule de justesse. Il est aussi un scrupule de bienveillance. Je veux pouvoir gueuler, me plaindre, dénoncer, clasher. Je veux pouvoir le faire sans laisser une once d’espace à la mesquinerie. Ce qui est mesquin nous avilit. Les mots mesquins conduisent à une mort lente, celle de notre faculté de penser, d’agir en termes politiques, et plus encore, de notre propension à garder notre boussole éthique. Cette boussole qui est le seul garant d’une possibilité de changement du réel – ce qui est tout de même, pour chacun d’entre nous je crois, la seule chose qui finalement nous maintient en mouvement. Et en vie, plus sommairement.

Je parle ici de l’écriture mais en fait je parle ici d’autre chose : comment ne plus savoir écrire a progressivement révélé ma perte de liberté. Perte de liberté liée elle-même à ma perte de confiance. Et à ma peur, grandissante. J’ai tourné longtemps autour de cette peur avant de pouvoir la nommer et la regarder en face : progressivement, je suis tombée dans l’enfer de l’emprise. L’enfer de la dépendance affective qui se pare d’alibis politiques. L’enfer de la manipulation aussi. J’ai laissé d’autres non seulement avoir accès à mes fragilités mais aussi à en abuser, toujours plus, jusqu’à me faire perdre pied.


Cette peur me tient toujours. L’idée même de parler de « ça » me terrifie. Mais depuis un an, j’ai travaillé, beaucoup. Pas à écrire des articles et des livres, mais à comprendre dans quelle prison je m’étais jetée, persuadée d’agir par amitié et par loyauté.