Parler de complotisme en 2016, c’était à certains égards crier dans le désert. Non pas que l’intérêt pour ce problème n’existait pas, mais bien qu’il était assez entendu qu’il s’agissait d’un phénomène marginal, réservé aux personnes peu éduquées, peu intelligentes ou peu en relation avec le réel. Or tout le propos de « L’ère du complotisme » est d’envisager le conspirationnisme contemporain sous un angle résolument politique et résolument global. Ce livre postule que l’imaginaire complotiste est non une maladie de l’homme, mais une maladie de l’humain: qu’il s’agit d’une maladie de société, une crise de la confiance en la parole publique, qui s’est manifestée de manière croissante depuis l’entrée dans un 21ème siècle tourmenté.
Nous arrivons aujourd’hui au vingtième anniversaire du 11 septembre 2001, qui fut en quelque sorte le « mythe fondateur » sur lequel sont venus se greffer une série de récits et de contre-récits. Evènement traumatique si l’en est, il fut le socle d’une réactivation de fonds mémoriels anciens. D’une part il y a une la couleur civilisationnelle donnée à l’événement par le Président Bush et ses alliés à travers le monde : « l’axe du Mal », « les lumières attaquées par les ténèbres », soit une remobilisation sémantique de la vieille dualité civilisation/barbarie. Un pacte aussi, « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous », auquel nombre de citoyens ne se sont pas identifiés. Pacte scellé par les politiques sécuritaires qui ont suivi et par les interventions en Afghanistan et en Irak. En face, certains acteurs de propagande ont profité de ce qui était perçu comme la remise en branle de la domination multiséculaire de l’Occident pour offrir un contre-récit, présenté comme « alternatif ». Ce contre-récit vient lui aussi charrier des haines anciennes et s’arrime largement à l’imaginaire conspirationniste. C’est ici (?) toute la genèse de la polarisation du récit contemporain, qui est à considérer comme une hydre à deux têtes, brassant à la fois la sémantique civilisationnelle et la pensée antisystème. Deux trames narratives qui, loin de s’opposer, brodent ensemble depuis 20 ans le récit de ce siècle.
On a aujourd’hui un peu plus de recul sur cette séquence politique et sur sa chronologie : Si le conspirationnisme s’est réinvité dans le débat public à partir de l’entrée dans les années 2000, c’est progressivement qu’il a pris place dans la société. Ainsi en 2003, le « mensonge de l’administration Bush » et la mobilisation citoyenne massive contre la guerre en Irak, a marqué le sceau d’un désaveu qui sera toujours grandissant. Désormais, les interventions militaires occidentales seront perçues comme une réactivation récurrente de la domination occidentale sur le reste du monde, et les conflits à l’étranger seront lus par une large partie de l’opinion publique sous ce seul prisme.
Ce fut particulièrement le cas des révolutions arabes à partir de 2011 : des mouvements citoyens contre la dictature, pour la liberté et la dignité qui ont largement été discrédités dans nos pays. Comme si la lutte pour la démocratie ne faisait plus sens au sein même de nos sociétés démocratiques, comme si tout bouleversement dans un pays étranger ne pouvait être qu’un simulacre au profit de la perpétuation de la domination de l’Occident, comme si le désaveu n’était plus seulement un désaveu à l’égard des puissants mais, plus loin encore, à l’égard du combat démocratique.
Car si les années 2000 furent celles de la massification du web, dont ont pu largement profiter les idéologues du complot, les années 2010 furent celles de l’appropriation du logiciel conspirationniste par le citoyen lambda. C’est notamment ce qu’ont pu permettre les réseaux sociaux : faire de chaque internaute son propre créateur de contenus. Et de transformer ainsi Internet en un immense terrain vague sur lequel viennent circuler, autour d’un même évènement, une multitude récits et de contre-récits. Comme si désormais ce n’était plus tant dire le vrai du monde qui importait que de raconter le monde, le mettre en scène comme on le ferait avec un post Instagram.
C’est de ce climat-là, de cette confusion devenue paradigmatique, qu’ont pu émerger de nouvelles figures politiques qui ont su compter sur une communauté d’internautes les portant aux nues de publication en publication. Ce fut particulièrement le cas de Donald Trump, dont la théorie du complot a nourri la mue d’homme d’affaires télévisuel en politicien, et de son élection à la tête de la première puissance mondiale en 2016. C’est à ce moment qu’il nous est devenu impossible d’ignorer le caractère désormais majoritaire de cette défiance conspirationniste au sein de nos sociétés. Et ainsi, le discrédit devint l’image de la deuxième moitié des années 2010. Alors que dans les pays où les printemps arabes avaient éclos quelques années plus tôt, on assiste au tour de force des acteurs autoritaires et contre-révolutionnaires, l’Occident s’enfonce pour sa part dans un rejet de plus en plus marqué des institutions démocratiques. La pensée antisystème semble devenir l’horizon partagé, et avec elle, le rejet du réel.
C’est cela que la crise sanitaire du coronavirus en 2020 est venu puissamment révéler : une société qui n’est plus capable de faire face avec cohésion à une pandémie parce qu’elle est à bien des égards incapable de trouver un langage commun pour exprimer une réalité commune. En ce sens, le COVID 19 n’a pas accéléré la défiance envers les politiques, les médias ou encore les scientifiques : il est venu la mettre en lumière de manière crue. Les politiques publiques visant à juguler la situation se sont révélées frileuses, hésitantes, parfois chaotiques, comme elles ne pouvaient que l’être face au caractère inédit de la crise, mais l’incohérence perçue de la réalité est venue se heurter de plein fouet à la cohérence de l’irréel construit du récit conspirationniste. A l’image d’une société qui ne sait plus à quel univers symbolique elle peut s’arrimer. A l’image aussi d’une société qui ne distingue plus les faits et la manière de les interpréter. A l’image enfin d’une société qui, par manque de confiance en elle-même et en celles et ceux qui sont censés la représenter, peine à prendre les moyens de se protéger.
La décennie 2020 s’ouvre donc sur ce trou béant : celui du récit collectif. Le grand chantier qui s’ouvre à nous est celui qui consiste à refaire société, à redonner sens à la lutte démocratique et à retrouver une vision commune. Ce livre pose un diagnostic politique : Il postule que cette crise est le fruit d’une séquence historique où la foi dans les promesses de la démocratie s’est effritée. Ce qui n’était pas encore une évidence pour tous il y a 5 ans est sans doute plus audible aujourd’hui. Si nous voulons dépasser l’ère du complotisme, nous devons nous porter au chevet d’une société malade de sa propre défiance. En prendre soin pour ouvrir une séquence politique qui soit porteuse d’un lien social retrouvé, de luttes, et d’espoir.
Marie Peltier, mars 2021