Nouvelle préface de "L'ère du complotisme"

Soumis par Marie Peltier le ven 14/05/2021 - 13:50
Ouvrage de référence théorie du complotisme

Parler de complotisme en 2016, c’était à certains égards crier dans le désert. Non pas que lintérêt pour ce problème nexistait pas, mais bien quil était assez entendu quil sagissait dun phénomène marginal, réservé aux personnes peu éduquées, peu intelligentes ou peu en relation avec le réel. Or tout le propos de « L’ère du complotisme » est denvisager le conspirationnisme contemporain sous un angle résolument politique et résolument global. Ce livre postule que limaginaire complotiste est non une maladie de l’homme, mais une maladie de l’humain: qu’il s’agit d’une maladie de société, une crise de la confiance en la parole publique, qui sest manifestée de manière croissante depuis lentrée dans un 21ème siècle tourmenté.

Nous arrivons aujourdhui au vingtième anniversaire du 11 septembre 2001, qui fut en quelque sorte le « mythe fondateur » sur lequel sont venus se greffer une série de récits et de contre-récits. Evènement traumatique si len est, il fut le socle dune réactivation de fonds mémoriels anciens. Dune part il y a une la couleur civilisationnelle donnée à l’événement par le Président Bush et ses alliés à travers le monde : « laxe du Mal », « les lumières attaquées par les ténèbres », soit une remobilisation sémantique de la vieille dualité civilisation/barbarie. Un pacte aussi,  « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous », auquel nombre de citoyens ne se sont pas identifiés. Pacte scellé par les politiques sécuritaires qui ont suivi et par les interventions en Afghanistan et en Irak. En face, certains acteurs de propagande ont profité de ce qui était perçu comme la remise en branle de la domination multiséculaire de lOccident pour offrir un contre-récit, présenté comme « alternatif ». Ce contre-récit vient lui aussi charrier des haines anciennes et sarrime largement à limaginaire conspirationniste. C’est ici (?) toute la genèse de la polarisation du récit contemporain, qui est à considérer comme une hydre à deux têtes, brassant à la fois la sémantique civilisationnelle et la pensée antisystème. Deux trames narratives qui, loin de sopposer, brodent ensemble depuis 20 ans le récit de ce siècle.

On a aujourdhui un peu plus de recul sur cette séquence politique et sur sa chronologie : Si le conspirationnisme sest réinvité dans le débat public à partir de lentrée dans les années 2000, cest progressivement quil a pris place dans la société. Ainsi en 2003, le « mensonge de ladministration Bush » et la mobilisation citoyenne massive contre la guerre en Irak, a marqué le sceau dun désaveu qui sera toujours grandissant. Désormais, les interventions militaires occidentales seront perçues comme une réactivation récurrente de la domination occidentale sur le reste du monde, et les conflits à l’étranger seront lus par une large partie de lopinion publique sous ce seul prisme.

Ce fut particulièrement le cas des révolutions arabes à partir de 2011 : des mouvements citoyens contre la dictature, pour la liberté et la dignité qui ont largement été discrédités dans nos pays. Comme si la lutte pour la démocratie ne faisait plus sens au sein même de nos sociétés démocratiques, comme si tout bouleversement dans un pays étranger ne pouvait être quun simulacre au profit de la perpétuation de la domination de lOccident, comme si le désaveu n’était plus seulement un désaveu à l’égard des puissants mais, plus loin encore, à l’égard du combat démocratique.

Car si les années 2000 furent celles de la massification du web, dont ont pu largement profiter les idéologues du complot, les années 2010 furent celles de lappropriation du logiciel conspirationniste par le citoyen lambda. Cest notamment ce quont pu permettre les réseaux sociaux : faire de chaque internaute son propre créateur de contenus. Et de transformer ainsi Internet en un immense terrain vague sur lequel viennent circuler, autour dun même évènement, une multitude récits et de contre-récits. Comme si désormais ce n’était plus tant dire le vrai du monde qui importait que de raconter le monde, le mettre en scène comme on le ferait avec un post Instagram.

Cest de ce climat-là, de cette confusion devenue paradigmatique, quont pu émerger de nouvelles figures politiques qui ont su compter sur une communauté dinternautes les portant aux nues de publication en publication. Ce fut particulièrement le cas de Donald Trump, dont la théorie du complot a nourri la mue d’homme d’affaires télévisuel en politicien, et de son élection à la tête de la première puissance mondiale en 2016. C’est à ce moment qu’il nous est devenu impossible d’ignorer le caractère désormais majoritaire de cette défiance conspirationniste au sein de nos sociétés. Et ainsi, le discrédit devint l’image de la deuxième moitié des années 2010. Alors que dans les pays où les printemps arabes avaient éclos quelques années plus tôt, on assiste au tour de force des acteurs autoritaires et contre-révolutionnaires, lOccident senfonce pour sa part dans un rejet de plus en plus marqué des institutions démocratiques. La pensée antisystème semble devenir lhorizon partagé, et avec elle, le rejet du réel.

Cest cela que la crise sanitaire du coronavirus en 2020 est venu puissamment révéler : une société qui nest plus capable de faire face avec cohésion à une pandémie parce quelle est à bien des égards incapable de trouver un langage commun pour exprimer une réalité commune. En ce sens, le COVID 19 na pas accéléré la défiance envers les politiques, les médias ou encore les scientifiques : il est venu la mettre en lumière de manière crue. Les politiques publiques visant à juguler la situation se sont révélées frileuses, hésitantes, parfois chaotiques, comme elles ne pouvaient que l’être face au caractère inédit de la crise, mais l’incohérence perçue de la réalité est venue se heurter de plein fouet à la cohérence de l’irréel construit du récit conspirationniste. A limage dune société qui ne sait plus à quel univers symbolique elle peut sarrimer. A limage aussi dune société qui ne distingue plus les faits et la manière de les interpréter. A limage enfin dune société qui, par manque de confiance en elle-même et en celles et ceux qui sont censés la représenter, peine à prendre les moyens de se protéger.

La décennie 2020 souvre donc sur ce trou béant : celui du récit collectif. Le grand chantier qui souvre à nous est celui qui consiste à refaire société, à redonner sens à la lutte démocratique et à retrouver une vision commune. Ce livre pose un diagnostic politique : Il postule que cette crise est le fruit dune séquence historique où la foi dans les promesses de la démocratie sest effritée. Ce qui n’était pas encore une évidence pour tous il y a 5 ans est sans doute plus audible aujourdhui. Si nous voulons dépasser l’ère du complotisme, nous devons nous porter au chevet dune société malade de sa propre défiance. En prendre soin pour ouvrir une séquence politique qui soit porteuse dun lien social retrouvé, de luttes, et despoir.

Marie Peltier, mars 2021