Le Père Paolo et les graines de la liberté

Soumis par Marie Peltier le jeu 29/07/2021 - 10:21
Paolo et les graines de la liberté

Le Père Paolo Dall’Oglio, jésuite italien, ayant vécu en Syrie pendant plus de 30 ans, y avait restauré le monastère de Mar Moussa et fondé une communauté vouée au dialogue islamo-chrétien. Engagé depuis 2011 auprès des Syriens en lutte pour la liberté et la dignité, il fut expulsé du pays par Bachar El Assad en juin 2012. Le 29 juillet 2013, alors qu’il s’était rendu clandestinement à Raqqa, ville au Nord de la Syrie qui venait de tomber aux mains de l’Etat Islamique, pour poursuivre sa mission de dialogue, Paolo a été enlevé. Nous n’avons plus de nouvelles de lui depuis. 

L’été 2013 fut en Syrie celui du basculement. Le basculement d’une révolution réprimée à une révolution kidnappée, anéantie, assassinée. Raqqa d’abord, qui avait gagné sa libération du joug des Assad et qui se la voyait volée par la terreur de daech. La Ghouta ensuite, victime une nouvelle fois de la terreur des Assad, qui voyait ses enfants tués dans leur sommeil, au-delà de toutes les lignes rouges.

C’est au cœur de cet été que Paolo fut dérobé. Fort de sa foi en la révolution, convaincu que celle-ci était venue ouvrir une brèche dans laquelle nous pourrions nous engouffrer pour ouvrir un monde nouveau, il n’a pas supporté que d’autres viennent la bafouer. Fort de sa foi chrétienne également, dont il pensait qu’elle devait le conduire toujours plus loin dans l’approfondissement de sa relation à l’Autre, musulman de manière particulière. Fort de cette foi inébranlable en Dieu, en la vie, en la démocratie, il est allé à la rencontre du nouveau monstre qui avait envahi Raqqa. Ce monstre noir, dont on connaissait encore peu le visage, s’étant alors autoproclamé « Etat Islamique d’Iraq et du Levant », Paolo a cru pouvoir aller l’interpeller. Non pour le défier. Mais dans l’espoir que son amour de l’Islam permettrait de briser les murs et d’ouvrir de manière inespérée un dialogue, quand tout n’était pas encore complètement perdu et détruit.

Mais daech n’avait rien de l’Islam que Paolo avait connu, de manière si fine et approfondie, dans son pays de cœur et d’adoption, la Syrie. Daech ne voulait ni le dialogue ni l’interpellation. En ce 29 juillet 2013, alors qu’il avait marché à leur rencontre, Paolo a disparu. Tombé dans une abîme dont nous n’avons pas percé le mystère. Enlevé par daech. Possiblement assassiné. Par ceux-là mêmes à qui il avait voulu redonner un visage humain, au-delà de la terreur qu’ils incarnaient.

Le 29 juillet 2013 fut un trou béant au cœur de cet été, un trou béant au cœur de la révolution. Comme un symbole de ce qui allait suivre, de ce qui était déjà en cours : l’anéantissement des aspirations démocratiques citoyennes syriennes par une haine jumelle, celle du clan Assad, prêt à mettre tout le pays à sang et à feu pour ne pas perdre le pouvoir, celle de la clique de daech, prêt à ravir aux révolutionnaires syriens tous leurs rêves et leurs espoirs.

Cet été fut celui du début d’une interminable agonie, faite d’absence, de mort. Et de silence.

Moins d’un mois plus tard, le 21 août 2013, dans la Ghouta, aux portes de Damas, ce tournant se manifesta à travers l’un des actes les plus terrifiants commis par le pouvoir en place. Plusieurs centaines de civils, dont une très grande partie étaient enfants, furent assassinés dans leur sommeil par une attaque à l’arme chimique au gaz sarin. De leurs suffocations, la Syrie, et avec elle la révolution, ne se relèvera pas. Non pas tant que le cri pour la liberté des révolutionnaires syriens se faisait moins entendre. Mais bien que le Monde n’a pas voulu prêter l’oreille. Obama avait promis de réagir au franchissement de la « ligne rouge ». Hollande avait promis de le suivre. Obama a renoncé. Hollande l’a suivi dans son renoncement. Et le Monde est resté aux abonnés absents.

C’est de cette absence dont la révolution syrienne a dépéri. L’absence de Paolo en fut comme un miroir cruel, lancinant.

Paolo avait le charisme de ceux qui aiment tellement la vie qu’ils n’ont pas de difficulté à envisager de la quitter. Il était porté par une confiance inébranlable. En Dieu bien sûr mais aussi en la puissance du dialogue. Il n’était pas partisan d’un dialogue mou, non-situé et relativiste. Ses convictions étaient fortes, ancrées, revendiquées, parfois jetées au visage d’un interlocuteur ébranlé par tant de certitudes. Paolo croyait à la force de la rencontre. Il croyait aussi en la lutte démocratique. Celle pour l’égalité des droits, pour la liberté et plus profondément encore, à l’image des slogans de la rue syrienne, pour la dignité. Cette lutte ne pouvait à ses yeux qu’être entière, sans concessions, ultime. C’est bien là le propre des authentiques militants universalistes : penser qu’il n’y a pas d’engagement qui vaille sans don de soi, non pas pour des idées ou des « causes » mais bien pour rendre au monde un visage un peu plus incarné, résolument humain, avec toutes les failles et les doutes inhérents à notre condition, mais aussi avec tous les rêves et les espoirs qu’aucune tyrannie ne parvient jamais à éconduire.

Paolo s’est tenu, avec tous ses rêves et ses espoirs, avec toutes ses failles et ses doutes, face à cette hydre à deux têtes, cause de tous les désastres : celle d’un pouvoir « laïc » sanguinaire, celle d’une horde de fanatiques « religieux » assoiffés du même sang. En juin 2012, Assad avait ordonné l’expulsion de Paolo de la Syrie, son pays de cœur depuis près de 30 ans, ne supportant pas ses prises de parole en faveur de la révolution. Entre l’été 2012 et l’été 2013, Paolo décida donc de retourner, à plusieurs reprises et de façon clandestine, dans cette terre qu’il n’avait jamais choisi de quitter. Son désir était de continuer son combat et de se tenir aux côtés des Syriens qui s’étaient levés contre la barbarie.

En Syrie, Paolo était connu et reconnu. Le monastère de Mar Moussa, qu’il avait réhabilité en le vouant au dialogue islamo-chrétien, était un lieu où les portes étaient ouvertes à chacun. Chaque jour, des pèlerins mais aussi de simples citoyens, y passaient pour pique-niquer, pour s’y poser un instant, pour rencontrer « Abuna » et les membres de sa communauté. Avoir fait de cet endroit un lieu d’accueil inconditionnel était un gage de forte légitimité. Cette même légitimité que Paolo a pensé pouvoir faire jouer en sa faveur lorsqu’il s’est rendu à Raqqa, tout juste tombée aux mains de daech, en juillet 2013.

Daech et Assad se sont donc symboliquement entendus pour dénier cette légitimité à Paolo. Assad avait voulu éteindre sa voix en Syrie. Daech a poursuivi ce travail d’extinction en coupant sa voix aux yeux du Monde. Paolo a vu se liguer contre lui deux haines conjointes, prétendument hostiles, mais sachant reconnaître leurs ennemis communs. Non pas que ces deux monstres aient directement collaboré à sa disparition, mais bien que cette disparition répondait à leur vœu commun : Saper l’élan démocratique en cours. Saper la confiance. Saper le dialogue. Eteindre le combat pour la liberté et la dignité.

L’été 2013 donna l’impression d’un étouffement de ce combat. Raqqa, la Ghouta, la Syrie toute entière sembla inexorablement suffoquer. Mais tout comme le combat de Paolo ne s’en est pas allé avec lui, le combat des Syriens a continué à essaimer. Ce qu’Assad et daech avaient sous-estimé, c’est que « quelque chose » avait été semé. Et que brûler les terres n’a jamais permis de consumer les graines qui y sont enfouies. Les graines de la liberté, cette liberté dont Paolo a voulu jouir jusqu’au bout et au nom de laquelle de si nombreux Syriens ont perdu la vie, ne se sont pas perdues en route. Au contraire, elles se sont démultipliées, transportées dans le secret des cœurs et des rencontres, traversant toutes les frontières.

Nous habitons aujourd’hui des terres enfouissant à leur tour ces graines de la liberté.