Le boucher Assad et les urnes ou la védrinisation de tous les esprits

Soumis par Marie Peltier le dim 06/06/2021 - 18:49
Syria : Silence kills !
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Le 26 mai dernier a eu lieu une nouvelle fois le simulacre de « l’élection présidentielle » en Syrie. Tout cela serait grotesque, et à vrai dire seulement digne du mépris le plus crasse, si nous n’étions pas obligés de nous coltiner le discours désormais dominant ici : « En Syrie, tout est rentré dans l’ordre ». Circulez, il n’y a plus rien à voir : Les djihadistes sont partis, Assad reconstruit, œuvrons pour la paix, supprimons les méchantes sanctions et soutenons le processus démocratique en cours en parlant des élections syriennes comme s’il s’agissait des élections fédérales belges – la facilité à former un gouvernement en plus.

Ce n’est pas vraiment un sujet à faire des traits d’esprit mais soyons tout de même honnêtes envers nous-mêmes : S’il ne s’agissait pas d’un criminel de guerre cravaté donc les gosses ressemblent aux nôtres, s’il ne s’agissait pas de la Syrie dont tout le monde se fout dès qu’il ne s’agit pas de roses de Damas et de savons d’Alep, si nous n’étions pas aussi viscéralement islamophobes, nous ne pourrions pas aujourd’hui nous regarder dans le miroir. Nous ne pourrions pas nous regarder en face quand nous lisons des dépêches des plus célèbres agences de presse – les nôtres, pas celles financées par les dictatures – et celles de nos grands quotidiens narrer « l’élection présidentielle syrienne » comme s’il s’agissait d’un exercice démocratique certes un peu décalé, mais si attendrissant au fond puisque de toutes façons là-bas « tout le monde vote pour Assad ».

Cette entreprise de banalisation de l’horreur n’est pas nouvelle et n’est pas non plus le fruit des méchants-médias-qui-nous-manipulent (cela serait tellement plus simple au fond). Cette entreprise est une entreprise de lâcheté collective : Non seulement nous n’avons pas soutenu l’élan démocratique qui s’est exprimé dans les rues syriennes à partir de 2011, mais aujourd’hui nous n’hésitons pas à participer au « washing » d’Assad en faisant semblant de croire, au moins partiellement, à ses putrides mises en scène. Comme s’il ne suffisait pas de l’avoir laissé massacrer l’opposition syrienne, comme s’il fallait de surcroit adouber son costume de « président normal ». L’heure ne serait décidemment pas aux traits d’esprit, si ces jeux de comparaison n’avaient déjà massivement pris place dans nos papiers, nos prises de position militantes et politiques, égrenées au fil de nos tweets et de nos propos de comptoir, plus que jamais affutés malgré la claque sanitaire assénée.

C’est à cette entreprise sémantique que se sont attachés Assad et le Kremlin depuis le premier jour du soulèvement populaire syrien : Mettre en branle une inexorable inversion des réalités, et se présenter eux-mêmes comme leur propre alternative. Une vieille ficelle rhétorique caractéristique des despotes et criminels de guerre mais qui a joui d’un étonnant retentissement dans nos sociétés : Sans doute parce que cette inversion des réalités est précisément celle qui est le moteur politique du grand virage brun que nous avons chaque jour un peu plus de mal à repousser.

Pas encore défaits de notre insupportable paternalisme multiséculaire, nous avons pensé il y a 10 ans que nous avions tout à apprendre aux manifestants syriens, que nous trouvions d’emblée un peu trop barbus, en même temps qu’un peu trop emballés par cette démocratie que nous commencions déjà ici à snober. Aujourd’hui, alors que la guerre syrienne est la mieux documentée de l’Histoire, alors que nous savons tout des crimes commis, alors que nous savons à quel sort la rue syrienne a été vouée, nous ne nous sommes départis de rien. Convaincus que c’était à nous de raconter une réalité qui n’était pas la nôtre, et de l’orner de toutes nos projections pour la rendre plus supportable et racontable, nous en venons aujourd’hui à emprunter les mots des bourreaux, en toute décontraction, en toute vanité.

Ce n’était pas inexact, finalement, de dire que Hubert Védrine voyait clair dès le départ et au fil des entrevues « prestigieuses » qu’il a accordées ces 10 dernières années, se répandant pompeusement sur « l’état du monde » - ceci masquant dans le même temps l’état de sa conscience morale déchue. C’est sa vision abjecte, celle qui réduit les hommes et leurs luttes à des objets pour discussions de salons entre hommes « raisonnables », qui aujourd’hui a triomphé.

« On vote en Syrie », raconte-on ici, sans doute pour être certains d’avoir étouffé le moindre souffle croupissant encore au loin, dans les charniers ouverts par le « président » syrien.

 

Marie Peltier.